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Sommaire

Première partie: Bucarest, qui es tu?
      Caroline
      Le quartier historique
      Autres visages
      La respirations des parcs
      L'inspiration communiste
Deuxième partie: Buzau
      Transition
      Crang
      Olguta et Victor
      Approche culinaire
      Sortie dominicale
      Relativité
Troisième partie: Le delta du Danube
      Ionut et Tulcea
      Une entrée peu remarquable
      Vassile et les hommes du port
      Arrivée nocturne
      Sfantu Gheorghe et la mer noire
      Mihai
      Valentin et l'école de Crina
      Un univers naturel

Première partie: Bucarest, qui es tu?

Bucarest qui es-tu? Quelle histoire dissimules-tu ? Aux yeux de certains tu ne serais qu'un tumultueux désordre qui tente de faire sa place dans le vingt et unième siècle. D'autres diront que tu hésites entre le présent et le passé, que tu peines à t'affranchir de ton histoire douloureuse, que tu vis bien malgré toi dans un monde qui n'est pas encore le tien, nostalgique des temps anciens- pas tant que ça d'ailleurs. Chacun pourra se faire son opinion.  On s'attache à une ville comme on s'attache à une personne. Avec son passé, son histoire, sa vie. Au premier abord elle peut sembler triste ou sombre, puis en grattant la surface, on découvre d'autres vérités, d'autres profondeurs. Serais-tu celle-ci ? Celle qui sous les pierres brisées du siècle passé, la douleur  d'une tyrannie, renferme le bon ton d'une vie plus palpitante et plus heureuse ? On te jugera. On te dénigrera.  On te caricaturera par ton palais du peuple et ses mensurations indécentes. On peut t'aimer, ou bien te désaimer. Je ne te jugerai pas. Je prendrai le temps de te découvrir, t'approcher,  t'appréhender. Je veux m'imprégner de tes odeurs, fouler ta pierre, écouter tes vrombissements incessants sur l'avenue Victorei. Je veux te parcourir en silence, te sentir, te goûter. Peut-être alors que je t'aimerai bien davantage que ce que j'aurai pensé, que ce qu'on m'en a compté.
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Caroline

  Pour te découvrir j'ai commencé par poser mon sac au cinquième étage du bloc A, porte de devant, appartement 26, du numéro 7- à moins que ce ne soit 9- de la rue inscrite sur le morceau de papier plié dans la poche arrière de mon jean. Une première épreuve ! Les blocs se dissimulent dans le noir, et les ruelles se faufilent entre allées.  Les numéros n'ont pas toujours de logique dans leur enchaînement. Trouver une adresse dans ces conditions n'est pas affaire aisée. Une jeune fille souriante me viendra en aide. C'est ainsi que je rejoindrai l'entrée du bâtiment où se trouve l'appartement dans lequel m'attend Caroline.
  Caroline me reçoit, timide et chaleureuse à la fois. Le seuil de son appartement franchi, je constate que son français n'est pas hésitant. Même si elle avouera manquer de pratique et chercher parfois ses mots, la conversation ne s'en ressentira pas. Elle vit dans un appartement deux pièces dont elle est propriétaire. La conversation est aisée et s'orientera le plus souvent vers la thématique de ses difficultés. Je ressens une peur réelle de l'avenir dans le ton de sa voix. Elle le traduira par des mots. Caroline est artiste. Elle peint, écrit, dessine, réalise des bijoux et a également écrit quelques compositions musicales. C'est pour se consacrer à son art, sa passion, qu'elle a quitté il y a quelques temps son emploi. Elle énonce ses convictions tout en laissant parler son inquiétude. Celle de sa mère, encore davantage, qui n'approuve pas son choix. Celle de sa grand-mère, qui aurait souhaité pour elle un mari, des enfants et un bon travail. Le schéma idéal d'une génération qui n'est plus la sienne, et qui l'effraie.
   
Le jour de la chute de Ceausescu, elle s'en souvient. Elle avait alors 7 ans. Elle se souvient des tirs dans la ville, et de la peur éprouvée parce que sa mère était sortie. La peur de ne pas la voir rentrer. Et puis c'était le jour de noël. On n'avait pas le droit de gâcher cette journée.  Ce qu'elle en pense, lorsque je l'interroge, c'est qu'ils n'auraient pas dû le tuer.  Bien qu'elle fasse partie de ceux qui ont connu la chute du communisme, grandi dans la liberté de s'ouvrir au-delà des frontières, elle pense que Ceausescu n'était que la marionnette d'autres politiciens.  Sa réaction est mitigée face à la mutation de son pays et à son devenir. Certes, la vie était dure hier, mais elle l'est aujourd'hui. Avant de quitter son emploi elle gagnait 500 euros par mois. Pour le même travail, elle gagnerait aujourd'hui 200 euros, à cause de la baisse des salaires et des pensions de retraite. Tout le service public a été amputé par des coupes sévères afin de rembourser la dette phénoménale du pays. Même s'il y a aujourd'hui une reprise observée, le niveau est loin d'atteindre celui d'avant. La vie est dure, elle le répète. La vie est chère et je le constate en furetant les rayons des supermarchés. Autant on peut trouver de nombreux produits à bas coût, autant les produits de première nécessité sont élevés, comparativement au pouvoir d'achat. Et puis il y a l'eau qu'il faut acheter car celle du réseau est potable mais pas très recommandée. Dans les faits tout le monde, ou la grande majorité, l'achète en bouteille de 5L ou va s'approvisionner dans les sources de montagnes lorsqu'ils en ont l'occasion. Pour faire face aux loyers élevés, la colocation s'est développée. Parfois un travail parallèle est nécessaire pour assurer le quotidien. Sa mère est à la retraite mais donne des cours pour compléter sa pension. Son amie Alexandra a plus de chance car elle travaille en politique. Aucune inquiétude financière pour elle. Son loyer lui est payé. Son studio photo est pris également en charge pour développer sa seconde activité. Autant dire que pour bien vivre, il faut appartenir à la bonne classe. Ce sur quoi insiste Caroline : « si tu travailles en politique, tu n'as pas de souci à te faire ». Elle a écrit un premier livre qu'elle a eu du mal à vendre. Elle vient de terminer un autre ouvrage qu'elle a elle-même traduit en italien, en anglais et en français.
Elle me fait à ce sujet remarquer la difficulté de traduire des émotions ou des ressentis qui n'ont pas d'équivalent d'une langue à une autre. Elle mise beaucoup sur le fait de pouvoir se faire publier dans la plus grande maison d'édition du pays. C'est un pari sur lequel elle compte énormément. Côté langue elle est également passionnée par le Japon. Deux fois déjà elle est allée dans ce pays, et a commencé à suivre des cours d'apprentissage de la langue à l'université. Quant à noter une particularité remarquable, elle écrit, lorsqu'il s'agit de textes personnels, de la droite vers la gauche. Avec Alexandra elle a un projet de partenariat. Alexandra ferait les photos, et elle les textes associés. Elle projette également la réalisation d'un film. Caroline n'est pas à court d'idées. Son but est de vivre de son art. Elle a tout quitté pour cela et ne compte pas renoncer à ses rêves. Dans quelques mois elle aura 31 ans. Elle aimerait bien que sa vie prenne d'autres certitudes. En attendant elle fait partie de ceux qui ont connu l'ancien régime et vivent aujourd'hui avec les libertés dont hier était privé.  Malgré tout elle ne veut pas quitter son pays même si la vie y est difficile. Elle aime la Roumanie, même si elle aimerait partir un an ou deux vivre au Japon. Mais elle veut revenir. Sa place est ici ; elle en fait une certitude. Partir pour fuir, provisoirement au moins, le contrôle que sa mère veut avoir sur sa vie. Caroline s'y refuse et s'y heurte mais il en est ainsi. Sont-ce les résurgences du passé d'une mère grandi sous la chape d'un régime autoritaire? Pleine de conviction, animée de passion, mais aussi emplie de doutes. C'est ce qui me marquera tout le long des moments que nous passerons ensemble, à bavarder de la situation du pays, de la sienne.  
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Le quartier historique

  Le lendemain, c'est par la visite du quartier Lipscani, le centre historique de la ville, que  je décide d'appréhender Bucarest. Ce quartier était autrefois un lieu de grande activité commerciale. On peut y découvrir son patrimoine historique, en déambulant dans un périmètre piéton, loin du tumulte de Piata Unirii, pourtant à deux pas. Rescapée de l'ère Ceausescu, l'église orthodoxe Stravopoléos, à la vie monastique active, classée dans la liste du patrimoine historique de Roumanie, présente un bel ouvrage ornementé de dorures fines et ciselées. Je découvrirai une vie religieuse très présente. Dans chacune des églises- et la ville en dissimule de nombreuses- j'ai pu observer les rituels orthodoxes des croyants qui viennent prier devant les icones, les embrasser, faire brûler des cierges. Des femmes âgées aux tenues d'une autre époque, foulard enlaçant leur chevelure grisonnante, autant que des mères de familles, enfants dans les bras, ou des  adolescents, viennent se plier aux pratiques mimétiques.

  Je n'ai pas manqué de m'engager sous le passage Macca-Vilacrosse dont la lumière jaunie filtrée par les parois vitrées, confèrent une ambiance si particulière. L'ancien caravansérail Hanul Lui Manuc  est un autre lieu incontournable que je tiens à voir. Illustration même du caractère marchand de l'ancienne ville, cette grande bâtisse de bois et de pierre, érigée sur deux niveaux, autour d'une cour centrale accueille désormais  un hôtel ainsi qu'une auberge. Des escaliers permettent d'accéder
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depuis l'extérieur au premier étage, et je ne manque pas d'en faire le tour.
  Le Caru'Cu Bere est un café datant de 1879. C'était autrefois un lieu de rencontre littéraires et j'imagine volontiers des écrivains se réunissant ici, bavarder de littérature et de philosophie, dans une ambiance propice à la réflexion et à la discussion. De grosses colonnes voutées partagent un espace élégamment  structuré de boiseries abondamment présentes et à la décoration soignée. Tandis que les hôtesses, de rouge vêtues,  accueillent les clients à un pupitre de bois, les serveurs en costumes- chemise blanche, pantalon ou jupe noire et tablier vert de garçon de café- s'activent entre cuisine et salle de service. Un quatuor de trois violons et un violoncelle livre un récital éclectique, oscillant entre Coldplay,  ABBA ou Sinatra, aux sonorités pénétrantes, qui me plonge dans une atmosphère chique du passé.

Si Lipscani était autrefois un lieu d'activité marchande, la zone aujourd'hui est en pleine restructuration, et les artisans et métiers d'antan ont laissé place à une multitude de cafés et bars. Aussi, le calme des heures diurnes laisse place à la nuit tombante aux agitations nocturnes d'un quartier qui devient le rendez-vous branché de la jeunesse. L'histoire est engloutie par les litres de bières et les musiques font oublier une réalité difficile. Le charme est rompu, et je quitterai à ces heures bien vite les allées grouillantes.
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Autres visages de la capitale

Calea Victorei est une avenue majeure de la ville qui abrite des habitations, des églises, des auberges, des hôtels, des magasins, des boutiques de luxe, des cafés. C'est une ossature bien solide le long de laquelle se trouve également bon nombre de bâtiments officiels, parmi lesquels, sur la place de la révolution, lieu emblématique de la Révolution de décembre 1989, se tient le musée national d'art. Je me réfugierai dans la section d'art roumain, allant de la période médiévale, qui je parcourrai sans grande conviction, jusqu'à la période contemporaine, affichant à mon goût quelques œuvres fortes intéressantes.

  Je préfère donner de l'ampleur aux visites, et me donner le temps d'assimiler chaque découverte, chaque élément nouveau que j'intègre peu à peu. Aussi, ce n'est que 24 heures plus tard que je me dirigerai vers le musée paysan roumain où de grandes salles réparties sur trois niveaux présentent les traditions du monde rural. Pays aux multiples facettes, le musée donne l'occasion d'en découvrir quelques aspects. C'est en pénétrant dans une salle d'école reconstituée que je me trouve projeté sur les bancs de mon enfance. L'odeur du bois, le touché du mobilier, le verni des tables sur lesquelles sont ouvertes les trousses et les cahiers me reviennent en mémoire. Je revois le tableau vert et les poussières de craie ; le bureau du maître autour duquel nous récitions les poésies. Petite pause dans l'enfance.


Les dernières journées d'octobre m'offrent un soleil radieux, qui arrose la ville d'une chaleur qui s'oppose à celle qu'on associe parfois aux capitales de l'est. C'est dans cette douceur-que dis-je, chaleur presque même-que je poursuis ma découverte insatiable. Un des plaisirs simples auquel j'ai pu me laisser aller est de m'arrêter de manière récurrente devant les étalages de covrigi. Un plaisir pour les papilles d'ingurgiter cette pâtisserie salée en forme de bretzel, trouvé à chaque coin de rue, pour quelques centimes d'euros. Laisser s'exprimer une envie déclenchée par la vue et les odeurs d'autres pâtisseries sucrées ou salées des rayonnages, sans en éprouver de remords, et sans la retenue affichée devant les officines parfois onéreuses de chez nous.

  Le long de la Strada Kisselef s'étalent de grosses demeures influencées par l'architecture française. Prestige d'une époque. Liens culturels tissés entre nos deux pays. Le « Petit Paris des Balkans » t'appelle-t-on. L'arc de triomphe en est la plus légitime représentation. En arrivant de l'aéroport il marque en quelque sorte l'entrée dans la capitale. Une autre illustration en est l'Athénée, qui accueille des concerts de musique classique. Lorsque je rentre dans le bâtiment, de nombreux personnels s'agitent dans l'entrée. J'y pénètre malgré tout, cherchant un guichet où acheter un billet pour en effectuer la visite. Je ne vois rien, et tandis que les gens s'affairent à discuter, à installer, personne ne se préoccupe pas de ma présence. J'en fais de même, et profite de me tenir dans le hall d'entrée pour en admirer la décoration. Je grimpe à un des escaliers latéraux, curieux de savoir où cela me mènera. Des câbles électriques jonchent  le sol, et un petit couloir mènent dans une pièce d'où sortent 2 individus. Je les ignore et file sur droite où une autre porte apparait. Je passe la tête à travers l'encadrement et constate que je suis maintenant sur scène ! Deux techniciens s'activent à installer du matériel. Un peu hésitant je finis malgré tout par franchir le pas de la porte, constatant que ma présence ne semble pas les interroger. Je ne suis pas un musicien de l'orchestre philharmonique Enescu, mais ma position sur scène me donne la vision de l'artiste, et me permet d'imaginer les regards braqués dans la féérie d'une musique classique si bien accordée à la salle. Je sors de la scène, redescend l'escalier, et traverse l'espace du rez-de-chaussée
 
où continuent de circuler les personnels de l'Athénée. Je traverse le hall, remonte un second escalier et accède cette fois à la salle de concert, où des stewards et hôtesses sont en train d'installer des programmes sur les sièges. Je questionne l'un d'entre eux afin de savoir si un concert est bien en préparation pour la soirée. On m'y répond par l'affirmative, précisant qu'il s'agit d'une soirée privée. Je n'en saurai pas davantage. Dans le calme du site vide j'admire la salle magnifique surmontée d'une coupole ornementé sur tout son périmètre de scènes superbes, et qui englobera bientôt le public venu se ravir à l'écoute d'un concert du très réputé orchestre. Dans l'indifférence je sors définitivement, laissant l'Athénée préparer la représentation à venir. Serait-ce mon facies si identifiable à celui d'un français qui m'aura involontairement donné un droit d'entrée libre ?
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La respiration des parcs

  Pour découvrir une ville il faut tant que cela se peut la parcourir à pied. Sillonner Bucarest, errer dans les ruelles de ses quartiers,  longer ses avenues principales, flâner devant ses boutiques et peu à peu s'imprégner de son atmosphère. Mais parcourir son centre, articulé selon une colonne vertébrale qui s'articule de Piata Unirii à Piata Victorei, puis s'étire au nord jusqu'à Piata arcul di triumf, c'est également se confronter au terrible trafic de ses points névralgiques. Densité, foule, bruit des moteurs prêts à en finir avec les giratoires démesurés, mais également fatigue et endolorissement des jambes à force de marteler des semelles éprouvées l'asphalte innocent. Fatigue physique au sens plus général à croiser ou suivre les flux de bucarestois qui foulent le pavé, à absorber les ondes sonores des véhicules automobiles, bus, tramway, métro sous terrain qui sillonnent le centre. Alors des alternatives s'offrent à nous pour contre carrer le monde citadin et sa vie trépidante. S'enfermer dans un musée l'instant d'une visite. Reposer les ouïes, certes, enfermées dans une bulle architecturale où règne le silence, mais avec la contrepartie tout aussi usante d'avancer à pas de fourmis devant les représentations artistiques, de trépigner devant les collections. S'asseoir encore à la terrasse d'un café et l'instant d'une pause, commander un verre et laisser souffler les articulations mais absorber les conversations, les sonorités musicales qui égayent les lieux. Partie prenante, intégrante,  de la découverte, mais point de tout repos. Alors le dernier recours se trouve être le refuge dans un havre de paix ; le seul qui soit vraiment : celui qu'offrent les parcs. Et Bucarest n'en est pas avare. Parc
Sismigu, parc Kisselef, parc Herasrau où je me trouve au moment de rédiger quelques notes. Sitôt passé l'arc de triomphe, on pénètre le gigantesque parc qui offre une porte d'entrée vers un monde parallèle ; des kilomètres d'allées jonchées de feuilles que l'automne enlèvent aux avenues d'arbres pourfendant la vaste étendue verte. Feuilles ramassées par les soins exclusifs de femme revêtues de leur tenue de travail aux couleurs chlorophylles, d'une autre saison  donc. Rêverie citadine, un vaste plan d'eau donne à la ville sa dimension aquatique qu'aucun fleuve ni aucune rivière n'a osé lui attitrer de peur d'être lui aussi dilué dans les années de conflits. Un plan d'eau dans une ville est un précieux contre-pied au mouvement. Un plan d'eau dans un parc est un repos qui habille les couleurs flamboyantes d'une journée d'automne radieuse. C'est un contre-pied au mouvement et au temps conjugué.  Des barques traversent le lac et brisent le reflet des grands saules qui jonchent la rive opposée. Le bruit ambiant lointain, continu, de la ceinture du parc constituée d'avenues importantes rappelle malgré tout que ce n'est qu'une échappatoire temporaire ; un point de suspension à l'éloge des villes. Brisant la quiétude d'une rêverie solitaire, un groupe d'écoliers s'approche de moi, se photographient et chahutent, avant de poursuivre leur visite, encadrés par leur professeur.
  Sur la souche découpée d'un arbre mortellement abattu, je revisite mentalement la révolution de décembre 1989. 
Cicatrices béantes comme les plaies du bois craquelé, la vie reprend la mesure pour s'ériger telle une nouvelle pousse qui s'enracine. Au sud de la ville, il y a encore le parc Carol, tout aussi étendu, plus sauvage dirai-je. Magnifique domaine en pente où s'étendent des promenades, prairies vallonnées et des lacs enjambés de passerelles en bois, en des goulots étriqués. Des bosquets aux allures de forets plongent en contre bas du point le plus élevé où l'on devine les bâtiments de la ville. Couleurs champêtres et paysages bucoliques m'emmène plus qu'ailleurs encore loin du tumulte de la capitale. Si je t'appartenais, j'aurais passé ici bien des après-midi.

  Tandis que j'observe 3 chiens jouer ensemble, me vient la réflexion aussi amusante, par le mimétisme qu'anthropomorphique, par la familiarité, de ce que l'homme n'est rien d'autre qu'un animal parmi les autres animaux. Certes plus évolué- quoi qu'il faudrait revoir le terme d'évolution pour s'en convaincre, au vue des progrès et de ses répercutions. A observer ces trois chiens, donc, qui jouent, je m'amuse à mon tour de leurs attitudes, si ressemblant des nôtres. Ils se courent après, s'ébrouent, font des roulades, jappent comme des enfants se couraient après dans un jardin, se roulant dans l'herbe, les pantalons tachés de vert, au grand désespoir de leur mère conciliante. Le troisième animal, observateur timide, s'approche de la scène de jeu, curieux de rejoindre des copains de jeu, faisant un pas en avant, puis un en arrière, scrutant son maître pour cerner un regard approbateur, identique aux encouragements de la mère à son enfant hésitant. Les comportements sont tellement similaires! Mais si le chien est le fidèle compagnon de l'homme, l'homme n'a pas toujours la même considération. En ça, le chien n'est pas l'égal de l'homme. L'animal lui est bien supérieur.
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Inspiration communiste

Mais au fait, Bucarest, quoi donc ton nom évoque-t-il ? La période communiste bien sûr. Ceausescu fut-il ton tyran ou ton protecteur? Cette période est bien encore présente. Illustration en est avec la « maison de la presse libre»- aujourd'hui baptisée ainsi- qui réunissait à l'époque toutes les médias contrôlés par le pouvoir. Ce gros bâtiment abrite aujourd'hui encore la plupart des journaux nationaux. Bien évidemment on ne passera pas à côté de ce que Bucarest possède de plus gigantesque, architecturalement parlant, tout autant que dans l'inconscient de ses habitants, à l'image du gouffre financier qu'il représente toujours : le palais du peuple. Alors que je cherchais à prendre une photo du palais du peuple depuis l'avenue de la Liberté, un cliché a eu raison de mes gesticulations. Afin de mettre le bâtiment dans le capteur de mon appareil, tout en l'associant au nom de la rue, je grimpais à un pylône métallique et pour ce faire me vouais à quelques contorsions  que les chauffeurs immobilisés au feu rouge de l'avenue pouvaient admirer. Après nombreuses tentatives et contorsions pour obtenir un rendu satisfaisant, l'évidence de la symbolique a fini par tranché. Ce n'est probablement pas le meilleur cliché que je retiendrai, ni le plus clair certainement mais celui mettant en scène le bâtiment en arrière-plan, lumière légèrement cramée, écrasé par la prédominance sur fond bleu du panneau « Av de la Liberta ». Tout est inscrit. Le message explicite, qui au-delà du désir de puissance d'un homme mis en image, au plus haut point de l'indécence même, attribue le dernier mot à la liberté. A quelque strate que ce soit, je suis persuadé que l'acharnement malsain, autocentré,
dont l'intérêt supposé altruiste n'a qu'unique fonction égocentrique, sera châtié par son propre jugement. A l'échelle de l'homme, ce dernier aussi puissant que puissent le rendre ses actes, se verra au final terni de l'équilibre qui rendra au juste sa place intègre.
  A la chute de Ceausescu, le palais du peuple n'est pas achevé. Pourtant le pouvoir qui prendra place décidera de le terminer, tant l'ouvrage a déjà couté très cher et endetté le pays. Pour assouvir son rêve de mégalomanie et son pouvoir de puissance, et ériger le second plus grand bâtiment de pierre au monde, le Conducator aura rasé un patrimoine historique considérable, démoli des habitats, entrainant l'expulsion et le relogement parfois insalubre de dizaines de milliers de citadins. A quelques pas de ce symbole controversé, à l'ombre des murs de marbre, se tiennent des quartiers en ruines que l'on traverse dans  une atmosphère d'après-guerre. Ceausescu a décidé de raser des milliers de maisons de la capitale, pour ériger à la place des immeubles où entasser la population. Nettoyer, puis élever. Prendre de la hauteur, encore et toujours, accroître une domination en même temps que les étages des bâtiments. Les gens ont commencé à abandonner leur chien, dans l'incapacité de pouvoir s'en occuper correctement dans des appartements parfois minuscules de périphérie. Alors ces mêmes chiens ont commencé à proliférer dans la ville. On les voit aujourd'hui à chaque coin de rue, autant de laissés pour compte d'un période, et véritable problème insoluble.

  Si Vlad Tepes, surnommé l'empaleur, prince de Valachie au 15ième siècle, a inspiré le Dracula de Bram Stocker, qui donc a conduit les enfants des rues, les orphelins de Bucarest à occuper les sous-sols du quartier de la gare du nord ? Autres laissés pour compte, abandonnés, tel le conte sortant la nuit pour vider ses victimes de leur sang, ils dérobent les poches des leurs. Dans les rues animées, des femmes se tiennent la main, marchent sur leurs talons hauts. A la révolution de 1989 aura succédé une autre révolution plus globale : ici comme ailleurs les gens sont accrochés à leur téléphone portable. Derrière les façades imposantes, l'animation des rues d'un monde que je reconnais, à deux pas, traînent les gosses en guenilles, le regard vide ou à l'affût d'une proie. La courtoisie des gens, la transparence de l'étranger qui déambule, s'oppose aux regards observateurs ou sombres qui jaillissent de l'autre côté. Deux mondes s'entrechoquent, se juxtaposent. Deux univers s'affrontent.

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Deuxième partie: Buzau

Transition

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  Départ imminent du train 5081 à destination de Buzau, voie 8. Exigence d'un passage en classe prioritaire aux toilettes de la gare. Je cours dans les couloirs jusqu'au poste de péage où je m'acquitte de la charge modique de 1 lei pour me voir remettre un ticket- dont l'utilité m'échappe encore…à moins que…- et 3 feuilles ridiculement fines de papier hygiénique. Que vais-je faire avec cela ? Prendre des notes ? Sauf un usage en double face, je ne vois pas comment m'acquitter de ma dote ! Ce n'est sans compter la générosité des marchands de rue qui s'adonnent à la distribution de serviettes en papier. Qu'auront à répondre à cela les écologistes? Quand la déforestation vient au secours des soucis gastriques, les luttes viscérales perdent leur raison d'exister. Preuve en est faite. La restriction prend des allures de luxuriance. N'oublions pas l'essentiel. Le train n°5081 à destination de Buzau est en instance de départ…

Je quitte à présent la capitale. Paysages plats et grandes étendues sans relief m'offrent une transition bien fade pour rejoindre ma future destination. Peu m'importe, installé sur une des banquettes du wagon, je m'abstrais des bruits ambiants et plonge dans mes lectures lointaines. Buzau, ville moyenne de Muntenie, n'est pas la destination privilégiée des touristes. C'est pourtant là que m'attendent Olgula et Victor. Pour rejoindre leur appartement, je suis les indications inscrites sur mon carnet à la lettre.
Le bus de ville me dépose à l'entrée  du quartier Dorobanti.  Même s'il est toujours aussi difficile de se repérer au milieu des blocs numérotés d'une façon pas toujours intelligible, les sourires et la disponibilité des personnes interpellées me conduiront à l'adresse cherchée.
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Crang

  Abandonnant mes hôtes temporairement, j'interpelle un taxi que je soupçonne d'abuser de ma crédulité d'étranger. Il me conduit au parc Crang. J'aime me réfugier dans ces lieux où la nature reprend le pouvoir de l'asphalte, là où les familles aiment à se retrouver, les enfants tester leur agilité sur des rollers. Pour ma part, c'est plutôt un lieu d'isolement où je peux m'extraire et me ressourcer, à la recherche de l'éloignement du moindre parasite artificiel. Ce parc à d'étonnant qu'il permet de sortir d'un parcours central en s'engouffrant en forêt, au point se simuler l'impression même de pouvoir s'y perdre. J'apprécie ces notes automnales, sauvages, à l'écart de présentoirs bien harmonieux. Un bassin apporte sa touche aquatique, où durant l'été, à n'en pas douter, les enfants viennent patauger et éclabousser leurs parents. Je suis surpris de constater qu'à l'autre bout du parc, des dizaines d'hommes sont réunis par 2, 3 ou 4 autour de tables, ou sur des bancs, concentrés et happés par de longues partie de jeux de sociétés. Je m'immisce au milieu, adossé contre un arbre, et les observe attentivement. Plus loin des mariées en robe blanche posent devant l'objectif de leur photographe respectif. Une musique sobre se fait entendre au petit restaurant  que des buffets de mariage embaument. Davantage qu'un lieu de récréation, Crang est un lieu de rencontres, un lien social où jeunes et adultes s'adonnent à des jeux, à des unions, à des promenades. 
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Olguta et Victor

Olguta a 55 ans. Victor en a 58. Tous les deux sont retraités et touchent une pension bien modeste. Ni elle ni lui ne parle anglais; quand à moi je n'ai aucun pré-requis en roumain. On m'a souvent dit que cette langue, d'origine latine, présentait des similitudes avec la notre. En théorie je le crois, en tant que profane, je remets en question les avantages que j'aurais pu en tirer. Bien qu'immergé totalement, je ne parviens pas à suivre les conversations, si ce n'est qu'à de rares moments. Malgré les difficultés de communication je me souvient cependant d'une promenade avec Victor où nous avons bavardé de politique et d'économie, où nous avons parlé de la situation du pays, mêlant les gestes aux paroles. Malgré les difficultés de communication, je me souviens aussi qu'Olguta m'a expliqué ses secrets de cuisine, m'a longuement parlé de Dania, sa fille. Au delà des mots, l'empathie que des êtres humains communiquent permet de partager un langage commun. Dans certaines circonstances cette barrière peut aussi devenir un instrument de jeu. En voici une des variantes, à laquelle nous avons pu nous amuser avec Olguta et Victor:                                                                                  “Engagez vainement la conversion, et faites appel à google translator comme  interprète.  Placez avec son aide quelques mots au sens significatif; ici la technologie vient à la rescousse. Basculez sur une carte de le l'Europe (faire : nouvelle onglet) afin d'établir des comparatifs d'échelle entre les pays respectifs. Zoomer alors sur la France et revisitez dans un langage semi codé (toujours google translator dans le premier onglet !)  dont vous seriez incapable de ressortir un échantillon quelques heures plus tard
(traduire : charabia), la géographie des villes, mers et montagnes sans oublier altitudes, distances mais aussi langues et dialectes locaux”

Ah tiens, Dania...tu n'étais pas présente à Buzau lors de mon passage. Nous n'avons donc pas pu nous rencontrer. Tu a pourtant été l'artisan de mon séjour dans cette ville en proposant à tes parents de me recevoir. Je n'avais plus qu'à me laisser porter. Je pense qu'il s'agissait pour eux aussi d'une expérience; la possibilité de montrer la vie dans une famille de classe sociale moyenne de Roumanie, de montrer qu'au delà de la condition, l'hospitalité et l'accueil demeurent des valeurs importantes. Nous ne nous sommes pas rencontrés mais nous avons échangés par téléphone à plusieurs reprises, à différents moments. Ta voix m'a accompagné au fil du temps pour me devenir familière. Ta présence s'est installée. Une concomitance a pris naissance à travers nos échanges. Ta mère m'a souvent parlé de toi, montré tes photos d'Inde, montré fièrement la robe cousue main ainsi que le sac rapporté de ton voyage. En pénétrant dans l‘univers privé de ta famille, j'ai un peu mieux compris les liens qui vous unissent, tes parents, ta sœur Anna Maria et toi.

  Olguta et Victor n'ont pas une vie sociale très active, et ma présence est aussi pour eux un lien vers l'extérieur. Un des grands passe temps d'Olguta? Facebook! Ah sacré saint divin, voici surgi des temps modernes un nouveau Dieu câblé! Olguta passe des heures à suivre les activités publiées sur sa page, via son réseau d'amis, et à ouvrir les liens qui s'y attachent. L'ordinateur est dans la chambre où je suis installé. Le soir venu, elle surfe sur le net avec agilité et concentration. Quant à moi, douche prise, en short de nuit et tee shirt, allongée sur mon lit, tandis qu'elle vaque sur ses vagues numériques, je m'adonne déjà à mes lectures de voyage. La situation est plutot incongrue, mais je la trouve amusante, et même plaisante. Victor est plutôt du genre passif. Entre ses occupations, il passe des heures à regarder la télévision, confortablement installé sur le lit, adossé à d'épais coussins. Il y a quelques heures que je les connais, et 
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je me retrouve allongé à côté de lui, sur le lit conjugal, à regarder un match de football- un Réal de Madrid-Barcelone de haute volée! 
  Si sous Ceausescu la religion était interdite, leur foi est une chose dont les roumains n'ont pas été amputés. Olguta et Victor sont tout les deux croyants, pratiquants. Ce qui me surprend le plus, c'est de les voir, comme je l'ai souvent observé dans les rues, se signer, à pied ou en voiture, devant une église ou une représentation religieuse. Dans leur appartement, photos, cartes postales, et différents objets témoignent de la croyance qui les anime.
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Approche culinaire

  Partager un quotidien c'est accepter d'entrer dans un univers de découverte culinaire. J'avoue avoir une faiblesse pour ce que la nourriture m'offre comme nouveauté, et me vouer à cet exercice est toujours un plaisir sans cesse renouvelé, auquel je m'adonne sans restriction. Je me réjouis à l'avance de faire connaissance avec quelques spécialités, et particularités de la mode alimentaire. Je venais à l'instant d'arriver et de saluer Olguta, que frappa à la porte une voisine, tenant dans ses mains un plateau de fruits et desserts variés. Voici une manière pour le moins agréable et plaisante de se voir accueillir. A moins que ceci n'ait rien à voir avec une cérémoniel à mon attention! Toujours est-il que l'introduction à ce voyage des papilles m'amène en premier lieu à goûter à la zacusca. Il s'agit d'une sorte de purée froide de légumes, constituée de tomates, d'aubergines, courgettes, et autres composants selon les variantes, que l'on tartine sur une tranche de pain, à l'image de la bruschetta italienne. Rien d'élaborer certes, mais une recette bien succulente qui s'invitera tout autant au repas du midi qu'à mon petit déjeuner par la suite. Victor, le mari d'Olguta, ne manque pas de me faire trinquer avec de la Tuica, eau de vie de prune, équivalent de la vodka russe. Si cet alcool est un signe de bienvenu, je peux alors considérer avoir réussi mon intronisation car Victor me sortira la petite bouteille en plastique au mélange jaune suspicieux, à chaque repas. Le petit déjeuner ne fait pas exception, et la liqueur réveillera mon estomac encore endormi, surpris de si bon matin, d'être agressé de telle manière. Une tartine de zacusca accompagnée d'un verre de tuica; je trouve cela plutôt
exotique mais l'expérience est bonne à ne pas trop être renouvelée. Enchainer avec une tasse de café est un exercice qui met à l'épreuve le transit intestinal, dont les effets complémentaires sont très efficaces. Tiens donc! Parlons en du café! Ma première expérience me fût plutôt tenace, une sensation solidement accrochée au palais. Olguta sort d'un placard la boite de café dont elle dépose une mesure au fond de la tasse, puis y verse l'eau bouillante, agite le mélange avant de me le servir. Je porte le liquide brûlant à mes lèvres, attentif de ne pas me brûler, interrogatif quand au goût du breuvage soluble dilué. Erreur de jugement! Le petit nuage de mousse qui écume en surface, éclate sur mes lèvres et dans ma bouche en mille particules qui se cramponnent à la paroi buccale. Me sentant un peu stupide, je fait l'état des lieux que ce que j'avais pris pour du vulgaire café soluble était en réalité du café en poudre. Les lèvres et la bouche noircie de piqûres de poudre, je m'essuie aussi discrètement que possible avec la serviette de papier, tentant de masquer mon maquillage involontaire. Les grains s'accrochent comme des parasites dont je tente de me débarrasser. C'est le moment que choisit Olguta, après que j‘ai manifesté quelque observation à propos de mon breuvage, pour m'expliquer qu'il faut laisser se déposer la poudre au fond de la tasse. La leçon est retenue. L'habitude est au café turque, mais sans filtre. Je prendrai désormais un peu plus de temps avant de consommer mon café..histoire de ne pas rééditer une situation burlesque! Le petit déjeuner est une habitude qui varie  bien entendu selon les foyers. En ce qui concerne Victor et Olguta, ils font un gros petit déjeuner, jeûnant bien volontiers le midi, pour dîner en fin d'après-midi. Ils croquent des fruits entre les repas. L'ingrédient qui pu le plus me surprendre au premier abord fut les olives disposées dans mon assiette. Accompagnée de zacusca et de pain, de tranches de fromage, d'omelette et de salade de boeuf, il constitueront un solide démarrage. Salade de boeuf? Faux ami dirait-on chez nous. Tandis qu'Olga prépare le plat, je l'assiste et observe. Que les amateurs de viande ne s'y méprennent pas. La salade de boeuf est en réalité une composition de pommes, poires, pommes de terre, carottes et choux, assaisonnée de mayonnaise (faite maison soit dit en passant). J'aime ces mélanges surprenant qui m'ouvrent l'appétit 
et rendent mon estomac aussi curieux que moi. Si l'on me propose systématiquement la tuica ou autre breuvage alcoolisé, on ne me propose jamais de l'eau. Étonnant. Curieux. Économiquement justifié. Les alcools sont fabriqués dans les maisons, alors que l'eau est soit achetée soit remplie dans les bidons comme nous le ferons au cours d'une sortie. Dans ce dernier cas, il faut trimbaler pas moins de 30 L de liquide vital dans les réservoirs en plastiques. On réfléchit certainement davantage à l'usage de l'eau potable. Je me suis aussi régalé de mamaliga; quand de la simple polenta devient un mélange riche et succulent. Pour ce faire, ajouter y du fromage de vache, du yahourt nature et compléter par une généreuse portion de beurre. Vous obtiendrez une assiette savoureuse qui tient au ventre.
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Sortie dominicale

Le dimanche nous partons ensemble, Victor au volant de sa Dacia Logan. En route nous nous arrêtons à une source remplir les gros bidons qui remplissent le coffre. Nous roulons, sur de petites routes qui grimpent dans un paysage lunaire jusqu'au site géologique de Berca. Cette particularité est connue pour ses volcans de boue. Des remontées de gaz sous la croûte terrestre soulèvent des bulles dans de petits cratères qui bouillonnent comme dans une grosse marmite.  Le lieu est intéressant et suscite la curiosité, les paysages désertiques se détachent, mais sais que je n'aurais pour autant pas entrepris la démarche d'y venir seul. Appareil photo en bandoulière, je tente de capter quelques bulles qui éclatent en surface, mais je n'aime pas photographier les lieux que les gens viennent photographier. Nous poursuivons notre ballade jusqu'au village de Magura qui s'élève au dessus de la route principale. Le frère d'Olguta y possède une maison de campagne sommaire. De grands bidons en plastique sont en emplies de prunes en pleine fermentation, surveillés par des escadrons de moucherons. C'est de ces grands réservoirs que sortira la tuica. Sur le terrain en pente, des arbres fruitiers permettront de remplir des sceaux de pommes et de poires dont nous rempliront le coffre. Une abondante récolte. Je voulais me réfugier dans de magnifiques forêts, marcher et profiter de la lumière. Alors nous poursuivons, et roulons jusqu'à Ciuta. Dans les environs en tout cas, là où des dizaines- des centaines- de sculptures de pierres sont exposées à ciel ouvert. Là où se trouve aussi un monastère, isolé, pour mieux accueillir le silence et la plénitude. 
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Relativité

  En acceptant de vivre et de partager le quotidien d'une famille,il faut accepter de vivre à leur rythme et découvrir leur mode de fonctionnement, leurs habitudes, leurs particularités. Il faut accepter aussi les exigences qu'elles entraînent, et sacrifier- le mot semble cruel- une part de liberté pour coller au plus prêt à leur réalité. En ne partageant pas de langue commune, patience et persévérance, mais aussi résignation seront nécessaires. Le temps suit des courbures qui le définissent d'un point de vue physique comme une entité relative. Merci monsieur Einstein d'avoir fait apparaître ce concept et cette théorie, qui à la fois offre aujourd'hui le confort de se laisser guider par le tracé du GPS, et l'inconvénient aux gens de ne plus savoir lire une carte routière. Point m'est utile à ce jour d'un tel outil de navigation puisque je me laisse guider, assis sur les sièges arrière un peu raides de la Dacia Logan. Depuis 36 heures j'ai vu le temps ralentir ses pulsations. Indépendance réduite, communication étriquée, organisation voué à des contraintes que je me dois de résoudre seul, ou presque. Je suis davantage tributaire de mes faits et de ce fait davantage spectateur de mes actes. Alors le temps s'étire pour prendre des courbures plus amples. Le temps ralentit lorsque l'ennui s'installe. Et si je pense au moment durant ces 36 heures écoulées, où  j'ai pû me recentrer pleinement, je peux répondre sans conteste possible, qu'il s'agit des instants isolés dans cette forêt autour de Ciuta, à observer les arbres aux couleurs dépigmentées, arrosés d'une lumière vive que
j'attendais de voir s'atténuer. Un tapis de feuilles brunes jonche le sol, les troncs à l'écorce grisâtre s'élancent vers les sommets. Les collines s'étirent sur la totalité du cadre de vue, dans la sérénité d'un site d'altitude. Oui, c'est durant ces minutes, l'œil figé par alternance sur l'écran de mon appareil photo, tentant de flouter le mouvement de la végétation ébrouée par un fin courant d'air, écoutant le craquement des  feuilles rendues par l'automne, et la douceur des ombres mêlées qui tiédissent une journée chaudement ensoleillée. J'aurais sans lassitude passé des heures à marcher dans semblable décor, livré à la nature et aux forêts dans ce qu'elles présentent de plus harmonieux et hospitalier. Un sentiment d'abandon m'envahit délicatement, délicieusement. Mais ces instants ne sont pas faits pour durer. Pas ceux-là.  J'en capte l'essentiel, j'en fixe les impressions pour mieux les restituer plus tard, les garder proches et vivants afin de ne pas oublier bientôt d'aller de nouveau à leur rencontre. Je quitte donc cette bulle symbiotique, pour retrouver la bulle du vivant ; l'autre vivant. Les rencontres humaines me sont essentielles. Les échanges hors du temps sont fixés par les empreintes mémorielles. Mais elles non plus ne sont pas faites pour durer. Pas celles-là. J'ai besoin de retrouver la solitude dans mes gestes afin de me projeter vers d'autres rencontres. L'homme et la nature sont bien indispensables mais chacun doit garder sa place pour y être complémentaire et s'affirmer sans se nuire. Je souhaite à présent que le tapis roulant du temps reprenne une vitesse de croisière plus grande. Je ne suis pas effrayé par la marche unilatérale du temps.

  Je voyage pour voir le monde de mes yeux, et le comprendre, et ressentir ce que les sens seuls peuvent recevoir comme messages à travers les émotions qui nous animent. Je voyage pour rencontrer la vie telle que je ne la connais pas, afin de ne jamais cesser d'apprendre des autres, pour que je puisse à mon tour transmettre et témoigner. La remise en cause est l'oeuvre d'une vie, pour voir, comprendre, sans jamais porter de préjugé. Les ressentis naissent et meurent à travers les échanges, et les rencontres.

  
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Olguta et Victor sont des gens modestes, qui ont tout fait durant mon séjour pour m'être le plus agréable possible. Serviables et attentifs; disponibles. A mon départ, Olguta me préparera un sac de pommes et de poires ainsi qu'une bouteille d'eau gazeuse. Pour m'en faciliter le transport dans mon sac trop petit, ils transvasent le contenu de la bouteille en verre dans une autre en plastique. Victor m'accompagne jusque sur le quai, et m'abandonne là, une dernière cigarette entre les lèvres, un petit pincement au coeur que je détecte.
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Troisième partie: Le delta du Danube

Ionut et Tulcea

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  Aussi attentionnés peuvent être les hôtes, les informations recueillies ne sont pas toujours les plus fiables. Voyageur averti, nomade aguerri, habitué aux aléas, aux imprévus, nous sommes parfois mieux renseignés que le local. Se fier à son sens de l'adaptation, et sa capacité de cibler les informations,  sa faculté à savoir poursuivre son but. On avait beau m'affirmer que je devrais prendre le bac afin de traverser le Danube que je suis venu approcher dans les tourmentes de son delta, pour ensuite prendre un bus vers sa porte d'entrée que représente la ville de Tulcea, j'avais recueilli de mon côté les informations nécessaires pour savoir que l'arrivée de mon train à Braila me permettra en quelques foulées de parvenir à la gare routière d'où je pourrai prendre un bus qui me transportera directement à la destination voulue. Une légère incertitude persiste mais bien vite, l'inquiétude toute relative se dissipe avec la confirmation du départ supposé, à l'heure supposée.

  Ce soir je retrouve Ionut devant l'immeuble de son appartement. Lui-même était venu à ma rencontre mais, mon bus étant en avance, j'avais déjà quitté la gare lorsqu'il s'est présenté. Je l'attends donc, constatant que son appartement est vide. Jeune ingénieur, il travaille sur des automate à bords de navires. Avisé, curieux, attentionné, le courant passe immédiatement. Il s'interroge de savoir pourquoi je n'ai pas de portable ou bien pourquoi je vis seul, et n'ai pas d'enfant. Lui-même est célibataire,
projette d'aller travailler à l'étranger quelques temps dans le futur, mais envisage très fortement une vie de famille en Roumanie. Nous allons faire un tour en voiture, où il me montre, d'une vision nocturne, les principaux sites de la ville. Un regard intérieur est toujours appréciable. Il m'amène goûter les meilleurs pancakes qu'il n'ait jamais mangés. Devant la carte élaborée, il me fait servir une double ration afin de tester deux préparations différentes. Kiwis, bananes, crème, et une liste que je ne saurais énumérer par sa longueur, composent une assiette que j'ai du mal à terminer malgré un appétit bien déterminé. Une question lui mort les lèvres : Est-il vrai que les françaises ne sont pas jolies ? Des amis roumains lui ont tenu à plusieurs reprises ses propos comme fait avéré. De manière générale-mais jamais totalement complète- j'aurais tendance à avoir à porter le même regard sur les filles roumaines. Comme quoi la beauté physique est aussi une question de culture, et cela ne tient sûrement pas d'une pure objectivité. Au retour à l'appartement, je goûte un vin préparé par son grand-père. Toujours cette volonté d'affirmer que les produits sont naturels. De surcroît, je le crois ! Manque d'éducation au palais, où je ne m'abuse !! Ou bien, grand-papa devrait penser à modifier sa vinification…J'en termine néanmoins mon verre, et m'abreuve en suivant d'un alcool de canneberges qui se terminera avec la dégustation des fruits qui remplissent le fond de mon verre. Avant d'aller me coucher, j'avalerai un dernier rhum au degré alcoolique qui emporte le gosier. Ionut travaille à 7h. Nous nous lèverons à 5h30.
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Une entrée peu remarquable

  J'ai connu organisation plus raffinée. Pénétrer dans le delta nécessite de s'acquitter d'un permis d'entrée. Ce permis est délivré par le bureau de la biosphère situé sur le port de Tulcea, dans un grand bâtiment.  La démarche est la suivante. Sur le côté du bâtiment où est situé l'entrée principale se trouve une porte que l'on doit ouvrir pour y trouver une seconde porte surmonté de l'inscription « permis ». Avec un peu de chance ou de curiosité on tombe sur ce bureau où l'on demande poliment l'obtention de ce permis. On nous répond tout aussi poliment que le paiement se fait à l'intérieur, dans un autre bureau, depuis l'entrée principale. On peut aller s'acquitter du montant correspondant à la durée de séjour au comptoir, en échange de quoi on vous remet un reçu sur lequel est inscrit le nom, le numéro de passeport et la durée de validité. Muni de ce reçu, on peut alors retourner au premier guichet auquel on le remettra. On vous attestera alors le permis, autre document du même format que le premier, contenant les mêmes informations, mais officiel cette fois, auquel on vous retournera également le reçu. L'efficacité est remarquable. L'utilité, elle, reste à démontrer. Dans les faits, personne ne vous demande ce permis une fois dans le delta. On m'a d'ailleurs encouragé à ne pas le prendre, ce que j'ai failli faire. Puis je me suis ravisé, conscient que l'argent fourni est nécessaire pour l'entretien, le développement du delta. La réelle question qui m'interrogeait est de savoir à quoi sert véritablement cet argent, et s'il ne finit pas dans les poches de fonctionnaires corrompus ; question que je poserai légitimement à Vassile par la suite…
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Pénétrer dans le delta du Danube s'est éveiller soudainement un rêve lattant, accéder à un univers à part entière. Mais s'imagine-t-on que d'un coup, d'un seul, le monde va changer, se transformer, pour coller à une image quelque peu hésitante et floutée et dont on attend la clarification immédiate ? J'ai parcouru suffisamment de lieux, même improbables, au demeurant dénués d'harmonie ou de beauté apparente, pour savoir que seule l'imprégnation permet une diffusion lente de l'atmosphère qui peu à peu donne à un environnement un message compréhensif. Je ne crois pas que l'on puisse affirmer que ce qui est beau  ne l'est que dans l'instantanéité. Cela reviendrait à ne croire qu'au coup de foudre. Il me parait plus sage et profond de croire aux longueurs constructives.. Ainsi en est-il d'un lieu. Mais j'en reviens à ce delta. Un bus me conduit jusqu'au dernier village accessible par la route : Murghiol. Une sensation de banalité s'en dégage. Village sans charme, rive de fleuve polluée de bouteille plastique et nombreux autres déchets, pensions dont les panneaux fanés par les années d'ensoleillement laissent présager des habitations fantômes. Est-ce donc cela ce delta du Danube encensé de qualificatifs remarquables ? Serais-ce donc à cela que la poignée de Lei laissée dans l'urne du delta servira ? Pour le coup la réalité que je découvre ne colle pas à l'image que je n'en ai! Non bien sûr, ce n'est pas ça le delta. Je tente toute de même de trouver une pension mais, sans insistance je dois en convenir, je capitule face à l'aléa.  Devant tant d'arrogance, de décide de quitter Murghiol et ses allées défoncées, dépourvu d'organisation, pour revenir sur mes pas au village de Muhmadia. Je tends le pouce et attend qu'un des rares véhicules qui circulent s'arrête. Si Murghiol ne veut pas de moi, c'est que mon but était autre.
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Vassile et les hommes du port

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A Mahmudia je pars à la rencontre de Vassile Carpo, personnage Lipovène connu dans le village. En pénétrant dans la cour de sa maison, il apparait devant moi, et se présente comme tel. Ici est ma véritable entrée dans le delta auquel j'accède de manière non conventionnelle à travers une rencontre qui va modifier le cours du voyage, et déterminer sa poursuite.     
  Les Lipovènes sont  une population venue de Russie au 18ième siècle, pour fuir des persécutions religieuses. Ils sont nombreux aujourd'hui à vivre dans le delta, extrémités est du continent. Carpo Vassile, lui, est un personnage charismatique de la région, tout droit sorti d'un roman de Jules Verne. La soixantaine peut-être, grand, élancé, les cheveux grisonnant, la moustache relevée, son allure droite lui donne une élégance et une autorité rassurante. Ses amis l'appellent « commandant » ; référence à l'ancien grade de commandant d'artillerie qu'il fût avant de prendre ses galons de retraité. 

  J'accompagne Vassile au port, où il est invité à manger. C'est ainsi que je fais la connaissance du personnel de l'embarcadère.                                                  Dans le port de Mahumdia , j'ai croisé les hommes du delta, ceux qui aiment le vin et la bière. J'ai croisé les hommes qui charrient les provisions au passage du bateau qui s'enfonce dans les bras du Danube. J'ai croisé les hommes qui prélèvent dans leur fleuve les ressources pour vivre et se nourrir. Ils portent des gueules comme


d'autres des fardeaux. Des visages de ceux qui exécutent les tâches, dévoués mais considérés. Il y a ceux qui préparent- écaillent puis vident- le poisson encore frétillant. Il y a ceux qui rincent abondamment le pont à l'eau puisé au sceau. Ils portent des tenues crasseuses qui passent les saisons. Les hommes du port m'ont venté leur nourriture naturelle, invité à leur table et partagé le vin de leur parcelle de vigne. Dans le port de Muhmadia j'ai goûté aux saveurs délicates des gésiers en sauce préparés à la marmite, au feu de bois. J'ai goûté à la polenta gonflé en cuisine et au poulet grillé arrosé de sauce à l'ail. Dans le port de Mahmudia la vie coule comme le fleuve. Le va et vient illumine les journées qui s'assombrissent et réconfortent les jours qui glissent, emportés par le Danuve. Lorsque l'automne s'en ira, la neige et la glace prendront leur quart mais la chaleur des hommes réchauffera le port.

  Lorsque la nuit commence à tomber nous rentrons chez Vassile, s'installer autour de la grande table en bois à l'entrée de la maison. Nous discutons longuement en compagnie de Samy. Samy vit seul à Constenta. Il n'a pas grand chose à faire dans cette ville de bord de mer, endormi par la fin de l'été et la fuite des touristes venus s'agglomérer sur les plages de la station balnéaire à la haute saison. Alors de temps en temps il vient passer quelques jours chez Vassile, et lui donne un coup de main.  Nous évoquons l'histoire des Lipovènes et leur intégration dans le pays. Nous abordons le problème
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de la conservation du delta et du bien fondé du permis d'entrée. La politique est un sujet toujours controversé. Notre regard d'occidental ne peut se substituer au leur. Pendant la période Ceaucescu les gens avaient de l'argent mais les magasins étaient vides. Aujourd'hui les magasins sont remplis mais les gens n'ont pas d'argent. C'est avec une certaine nostalgie que Samy évoque cette époque. “Il n'y avait pas que du bon mais il n'y avait pas d'inquiétude du futur”. Le ton marque la difficulté d'un quotidien où la classe moyenne tend à disparaître. Menant bon train les discussions, je me délecte d'oeufs de carpe préparés avec du jus de citron et de l'ail, étalé sur du pain. Les verres de vin s'enchaînent, jusqu'à l'ivresse, jusqu'au point de non retour.  
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Arrivée nocturne

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  Il y a des lieux associés à l'imaginaire comme emblématiques, représentatifs. Il y a des noms qui interpellent quand d'autres ne sont que fugitifs. Le Danube fait partie de ceux qui évoquent une poésie enrubannée, un romantisme de longue haleine.  Deuxième plus grand fleuve d'Europe, c'est en Allemagne qu'il prend sa source, quelque part dans les hauteurs de la forêt noire. Il traverse l'Europe et plusieurs de ses capitales-Vienne, Bratislava, Budapest, Belgrade- avant de rejoindre la Roumanie et y poursuivre le plus long tronçon de son parcours. C'est à Braila que je l'ai rejoint, voilà 3 jours. Je le retrouverai à Tulcea, point d'entrée du delta- le deuxième plus vaste d'Europe après celui de la Volga. De  là, il achève son parcours dans un feu d'artifices de canaux, lacs et forêts, au sein duquel éclate un écosystème fantastique. Dans ce labyrinthe aquatique prédomine la nature qui fixe ses propres règles. Trois bras principaux se séparent à Tulcea. Le bras supérieur de Chilia définit la frontière avec l'Ukraine. Le bras central de Sulina- le plus court et le plus emprunté par les bateaux de commerce et de tourisme. Enfin le bras inférieur de Sfantu Gheorghe, le plus au sud. C'est le long de ce dernier que j'ai descendu le cours paisible du Danube, et me suis laissé glisser jusqu'à Sfantu Gheorghe, village du même nom. Ici le fleuve délivre lentement ses eaux dans la mer noire. Fin d'un périple de 2857 kilomètres.
  18h. Le bateau entre dans le petit port de Sfantu Gheorghe dans la nuit la plus profonde, après 4 heures à voguer sur le fil du Danube, irrésistiblement happé vers son embouchure. Terminus du voyage. Les passagers descendent, moi avec, accueillis par deux allées de charrettes tractées par des chevaux qui s'étirent devant le débarcadère. Une sensation soudaine me projette au temps jadis, lorsque les paquebots rentraient de croisière, et que la foule venait accueillir leurs proches, au final d'une traversée héroïque. Hommes, femmes, enfants, s'attroupent en deux files bien organisées, attentant nourriture, marchandises, et fournitures, charriés sur le fleuve. Bienvenu à Sfantu Gheorghe, 
dernier village du delta, où la terre s'arrête. Coupé du monde, ou presque, sans accès terrestre, le bateau qui relie deux fois par semaine le village au continent est la seule voie de communication.
  Dans les allées de sable, éclairées par la clarté du ciel dépourvu de nuages, je hèle les rares passants que je rencontre, et leur souffle le seul nom qui me relie au village. Après plusieurs échecs, je trouve enfin quelqu'un qui connaît celui que je recherche. Il m'accompagne jusque chez lui, ouvre le portail de la maison, appelle dans le silence et la nuit. Quelques instants plus tard un homme intrigué se poste devant le seuil de sa porte, écoutant le récit de mon accompagnateur.                                                                                                                                                                            « Il dit que c'est un ami…tu le connais ? »                                                                                                                      « Non » Répond le propriétaire, aussi surpris que décontenancé.                                                              J'explique en quelques mots que son ami Vassile m'envoie. Tout devient limpide. Il me demande si je souhaite un lit ; ce à quoi je réponds par l'affirmative puis m'invite à m'installer à l'intérieur, le temps de prévenir sa femme et de préparer une chambre.
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Sfantu Gheorghe

  Depuis mon arrivée à Sfantu Gheorghe, le temps a décidé d'abandonner ses températures douces, et s'est résolu à revêtir son apparat saisonnier. Le soleil s'est camouflé derrière un ciel épais, un petit vent venu de la mer balaye les allées de sable. Le bruit des tronçonneuses afférées préparent l'hiver.  De rares voitures apparaissent à un détour de rue. Hormis cela, le calme règne dans les ruelles inanimées. Ici une femme balaye le sable devant sa porte ; là un homme pousse une brouette remplie de quelque matériel. Dans le quadrillage simpliste dessiné par les allées qui n'en finissent plus, un monde de quiétude prend vie, une léthargie s'installe. Au-delà des dernières maisons habitées, un chemin se sable s'enfonce dans un paysage sauvage. En longeant sur un kilomètre, tant bien que mal, les rives marécageuses, cherchant ma route pour ne pas rester prisonnier de bourbiers où prolifèrent des roseaux sauvages, je rejoins le sable meuble. De vastes étendues planes sont tapissées de plantes rases. J'atteins la plage et la mer qui depuis de longs mois me happe. La voici donc cette mer noire, vive de passions, zone géostratégique, témoin de tensions entre les états frontaliers, autour de laquelle vivent des peuples aux identités multiples. J'effleure là un monde qui me fascine et amorce une aventure nouvelle, la découverte d'un univers qui, depuis des temps anciens, ont vu naitre des histoires aussi romantiques que cruelles.  Avec Mihai, je pars me perdre dans les ramifications des canaux qui prennent racine dans le bras principal et drainent le delta de vaisseaux nourriciers. La saison n'est pas la plus prolifique pour observer des colonies d'oiseaux draper les plans d'eau, ou juger les cimes des
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arbres. Pour autant, nombreuses sont les espèces à ne pas suivre les courants de migrations. Je regarde comme par magie une grue décoller au-dessus de l'embarcation de bois, étendre ses ailes puissantes et propager le souffle de ses battements dans les airs de son royaume.

  Je ne suis qu'invité privilégié et je savoure les instants offerts. Nous accostons pour aller couper les branches les plus fournies d'arbustes aux fruits couleur orangée. Clac, clac. Les sécateurs cisaillent les rameaux qui remplissent le sac. Les petites baies amères serviront à confectionner des remèdes naturels. Mihai salue d'autres pêcheurs, d'autres villageois, venus le temps de quelques heures, eux aussi visiter les entrelacements du delta.

  La nuit s'installe rapidement. 17 heures et l'obscurité profonde revêtit le monde clos. Aucune activité nocturne. Aucun éclairage extérieur. Le village s'endort. L'isolement se fait ressentir, plus qu'à aucun autre moment. J'imagine le désœuvrement et l'abnégation dont il faut faire preuve pour lutter contre lui. Ne serait-ce pas cela le bout du monde, ce lieu auquel nous sommes voué, confiné dans un espace et maitrisé par le temps ? Dans ces heures longues où s'installe la nuit et le silence,  je peine à trouver un rythme. La lecture vient à bout de mon acharnement à repousser le sommeil; je m'endors lentement au fil des pages. Reclus dans ma chambre, je ne peux faire autrement, tributaire d'un cycle dont je ne peux que constater les effets.
Je me réveille- il est 1 heure, 2 heures peut être- éprouve des difficultés à me rendormir. Ce que je finis par faire au petit matin, dans une nuit hachée. La tête un peu lourde, les yeux enflés, j'enfile mes vêtements qui ne me quittent plus, et revêt ma peau de passeur de temps. Dans la grisaille matinale qui succède à une nuit étoilée je croise Mihai qui pousse sa bicyclette. Je le salue, et pars à mon tour errer au détour des ruelles, à l'affût de scènes ordinaires, de détails oubliés. De retour à la maison, je retrouve Victoria dans la cuisine. Les petits déjeuners sont de plus en plus copieux. J'absorbe trop de calorie, que mon estomac peine de plus en plus à ingurgiter. Je sature des assiettes de salami, fromage, lard et œufs, avalés en grosse quantité. Des aigreurs d'estomac me rappellent le vin dont j'ai trop abusé. Si ce premier repas devient ma corvée matinale, quel bonheur en revanche de partager les déjeuner que nous passons ensemble autour d'une table que je découvre chaque fois avec enthousiasme et délice. Un festin de poissons- bouilli, grillé, au four ou en soupe- excite mes papilles qui éclatent sous les saveurs de la mer, me gorge d'arômes qui substitue la satiété par la gourmandise. Les protéines ingurgitées sont une offrande, le lien sensible d'une interaction entre l'homme et la nature, un art de vivre dressé sur une nappe à motifs. En cela, elles revêtent encore d'autres saveurs incomparables.
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Après les déjeuner, nous passons de longs moments assis autour de la table de la cuisine, à bavarder,  tant bien que mal, à chercher des gestes pour briser la barrière des mots. Mihai est d'origine ukrainienne et je fouille dans ma mémoire mon balbutiant vocabulaire russe. Dans cette région qui sépare le delta de la Russie, je ressens, venu par les courants des eaux noires de la mer, la présence du géant. Les jours défilent, les heures s'allongent et nous nous abreuvons de vin. A pas de loup, en cachette de Victoria, l'index sur la bouche pour me signifier de ne pas faire de bruit, il disparaît dans la pièce où sont stockées les petites barriques puis réapparaît, amusé, brandissant victorieusement le pichet d'alcool. “Noroc”. Nous trinquons à répétition et enfilons les verres. La complicité grandit à la vitesse du vin qui coule dans mes veines.
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Mihai

  Comme la plupart des habitants de Sfantu Gheorghe, Mihai est pêcheur. La pêche est la principale activité économique du village. Comme la plupart des habitants également, il possède un bout de vigne, avec laquelle il fabrique son vin. Un enclos au fond de la maison parque quelques poules pondeuses. Un chat et un chien sont également deux compagnons fidèles et adorés. La vie est lente et cadencée par les besoins essentiels. Point de futilité. Elle est aussi exigeante. Lorsque les conditions de mer le permettent, il se lève en pleine nuit. Si la mer est trop agitée, il ne sort pas. C'est la nature qui commande me dit-il; elle seule décide. L'après-midi, il fabrique les mouches et les appâts, assis sur le tabouret en bois, auprès de son atelier, dans l'arrière cours de la maison. Mihai un homme solide, trapus, costaud, avec une poigne de fer et des mains calleuses qui posent et remontent les filets chargés de poissons. Il est dur comme la vie impose de l'être. « Betone » répète-t-il, dans un vocabulaire facilement compréhensible, frappant un de ses deux poings serré dans la paume de son autre main. Mais il n'est pas violent. La violence ne mène à rien, ajoute-t-il. Derrière l'âpreté du quotidien, se dégage une vraie douceur de vivre, l'acceptation de cette vie et la nécessité de se battre non pas contre elle, mais pour elle. Derrière cette façade, il est attentionné et très présent auprès de sa femme Victoria. Il parle d'elle avec beaucoup d'admiration. “ C'est quelqu'un de super”- me dit-il- “La main sur le cœur”. “C'est aussi une super cuisinière”l; sujet sur lequel je n'ai plus aucun doute. “Noroc”. Je ressens cette promiscuité, leur complicité, à travers leurs échanges et leurs rires. Leur
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union est belle à voir. Leur secret de vie, c'est l'harmonie qu'ils ont su créer. Face aux exigences d'un village coupé du monde, leur amour est une force qui contrecarre les difficultés et s'allie aux forces de la nature. Ensemble ils ont une fille, Crina, 14 ans. Timide et hésitante devant moi, elle manifeste beaucoup d'allégresse en présence de ses parents.
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Valentin et l'école de Crina

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  Un matin j'accompagne Crina à l'école. J'attends Elena, la directrice, en buvant un café brûlant. A son arrivé je lui explique mon intérêt pour l'école, et ma curiosité de comprendre le fonctionnement de la scolarité dans une enclave comme Sfantu Gheorghe. Elle enseigne les langues, dont le français. Il y a 4 salles de classe dans le bâtiment rénové. 53 élèves sont répartis sur 7 niveaux d'enseignement, de 8 à 14 ans. De petits groupes constituent des niveaux de 8 à 10 élèves. 2 pour certains. Je rencontre Valentin, enseignant en histoire dont la propre histoire me conte une situation improbable. Il travaillait jusque l'année dernière dans une école dans les terres. Pour cause de désaccord avec le maire du village, il en a été  exclu.  En toute légitimité le maire ne devrait pas avoir ce pouvoir, mais son souhait est remonté jusqu'à l'inspecteur qui a validé sa décision. Je reste perplexe devant les faits. Ainsi va la corruption; ainsi fonctionne la hiérarchie. Du coup, il n'a pas eu d'autre choix que de venir ici. Étant donné les effectifs, il devrait s'agir en théorie de bonnes conditions de travail. C'est le cas pour les enfants. Dans la réalité ce n'est pas ainsi pour lui. Il n'a pas accepté de regrouper les niveaux à faible effectif en classe commune. Du coup, il se retrouve à enseigner beaucoup plus d'heures que celle pour lesquelles il est modestement rémunéré. Plus de 30 à la place des 18 prévues. D'autre part, il
doit enseigner 8 matières. Il se lève à 3 ou 4 heure chaque nuit pour préparer les cours des disciplines qu'il enseigne et qui ne sont pas ses spécialités. Cette situation lui est difficile, autant par la charge de travail, que les conditions d'isolement. Il compte gagner le procès qui est en cours, et espère ainsi regagner son village d'ici quelques mois. Je m'interroge face à ces méthodes.

  Le lendemain, samedi, je retourne à l'école où Valentin rassemble les enfants volontaires pour chanter au son de l'accordéon dont il joue. Ce matin il n'y aura que 4 enfants. Qu'importe. Pendant un long moment je les observe et les écoute chanter des chants traditionnels, assis, concentrés à la lecture des paroles. Nous discutons de sujets libres et ouverts et je suis plutôt surpris de les entendre aborder des problèmes de politique internationale. Je les questionne sur leur vie au village. Ils aiment y vivre. J'ignore s'ils ont conscience de vivre dans un écosystème unique, dans une région connue à travers le monde entier, inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco. Ce qui ne fait aucun doute c'est qu'ils aiment la nature dans laquelle ils viven, et ils le clament sincèrement. Si une d'entre elle imagine son avenir au village car elle est fille unique et veut rester auprès de ses parents pour s'en occuper, les autres pensent qu'ils devront partir à la ville pour trouver du travail. Certains, pour gagner 4 sous, vont charger le matériel qui arrivent par bateaux. Une manière de gagner un peu d'argent. “Avant c'était le communisme, tout était gratuit. Aujourd'hui on est capitalistes. La générosité c'est bien mais ça ne suffit pas”  lance-t-il, un sourire en coin, le regard pensif.
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Un univers naturel

  En évoquant cette même période, Mihai laisse transparaître une forme de nostalgie. Qui mieux que lui, qui mieux que ceux qui ont vécu le régime, avant et après, peuvent en parler ? Il parle d'union nationale qui existait pendant Ceausescu. Aujourd'hui la vie apparaît plus difficile pour lui et sa famille. C'est ce que j'en comprends. “Noroc”. Nous avalons un verre.
  C'est en feuilletant les pages d'un atlas, que nous observons une photographie de « la chaussée des géants », dans le Donegal, au nord de l'Irlande. Devant la représentation des formations de lave aux formes hexagonales parfaites, Mihai s'exclame avec certitude qu'il ne peut s'agir d'une œuvre de la nature. Trop de perfection. Il ne croit pas non plus que les pyramides d'Egypte puissent être une réalisation de l'homme. Impensable. Ce sont des ouvrages surnaturels. Quelque chose d'autre. Quant au delta du Danube, à savoir s'il est naturel, Mihai est catégorique : « Oui, le delta, c'est la nature ». Deux mondes nous séparent à travers nos cultures, nos éducations, nos histoires et nos conditions, pourtant les ressentis et les émotions nous réunissent à cet instant. En me voyant écrire de la main gauche, il me questionne avec un étonnement qui me surprend à mon tour. Il m'interroge pour savoir
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si j'écrivais déjà de cette main lorsque j'étais petit, et reçois ma réponse comme un petit miracle que je réalise devant ses yeux. Il prend le papier sur lequel j'ai griffonné des deux mains et le dissimule sous sa chemise. Noroc

  Dimanche. Jour de départ. Mihai frappe à ma porte aux aurores. Je suis déjà réveillé. Ce matin, c'est lui qui prépare mon petit déjeuner.  Il recouvre d'une cuillère d'huile de cuisson les 2 œufs qui crépitent dans la poêle. J'avale mon assiette sans rechigner. Après un bref passage dans la salle de bain installée dans un abri de fortune au fond du jardin, je boucle mon sac et quitte mon refuge. Il m'accompagne au port. Avant que je ne monte sur l'embarcadère, il me salue, puis disparaît sans se retourner.

  Je remonte à présent le Danube, et en parallèle le temps passé sur ses rives. La mer dans les yeux je regarde la beauté du delta que j'imagine dans son immensité. Je ne me lasse pas et tandis que le bateau fend les eaux, j'imprègne sur ma rétine les bergers boisées. Quelques oiseaux- un pélican ?- me saluent par leur vol charmeur. Je pense aux enfants que j'ai rencontrés; ceux qui apprennent à vivre maintenant, à vivre l'ennuie et le désoeuvrement. Je pense à Mihai et à son quotidien qui fera de demain la répétition d'aujourd'hui. Je regarde s'éloigner le village d'où l'on se perd dans les canaux comme on se perd dans la solitude. Je quitte un univers où l'homme n'est qu'un acteur parmi les autres mais où il sait aimer la nature et la respecter. Je remonte le Danube tant qu'il est encore temps. Bientôt la glace prendra les eaux, le temps se figera. Pour se réchauffer on boira encore des litres de vin et d'alcool.
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Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais à avoir de nouveaux yeuxMarcel Proust